Gueule Cassée n°150

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Gueule Cassée n°150

Comme si le gradé, rectifié, avait une gueule de renfrogné. Celle du bourreau puni, enfin, par un artiste-personnage. (...)

Technique : Unimage-Uncollage
Dimension :  15 x 20 cm

Gueule cassée n°150

On raconte que la vue des « gueules cassées » inspire aux médecins du front une irrépressible répulsion.

Près de 15 % des blessés de 14-18 l’ont été au visage. Les brancardiers ne voient que le « trou sanglant ». À quoi bon relever ces morts-vivants ? Ils sont morts et bien morts puisqu’ils n’ont plus figure humaine. Pourquoi sauver ces débris purulents ? Il y a un tri à effectuer sur le champ de bataille, des priorités – imposées par l’absence de trêves – à apprécier sous le canon.

Ils « choisissent » donc celui qui n’a plus de jambes, là, plutôt que le misérable à côté qui perd son maxillaire et n’a même plus d’yeux pour pleurer. On ramasse les gueules cassées en dernier, irrécupérables au jugé, ils sont condamnés. Puis voilà qu’on s’aperçoit qu’il est peut-être possible de les sauver – évacués sur des brouettes et incapables de retenir leur salive, ils sont baptisés « les baveux ». Réhabilités en même temps qu’acheminés dans les centres de soins, ils deviennent très vite les témoins les plus « parlants » de l’atrocité de la guerre dans la France affligée et, plus tard, le moteur de la solidarité nationale.

7 Il faut les sauver, puisque, à tout prendre, leurs blessures sont assez peu mortelles, mais il convient de les garder en salles de soins à part, de les « recoller » pour faire la preuve qu’on peut rendre l’humanité à ceux qui ont perdu les signes extérieurs de l’identité. Vaste entreprise et noble ascèse de médecins qui se spécialisent et doivent trouver en leur patient un interlocuteur responsable. On célèbre encore aujourd’hui des messes à la mémoire de ces médecins virtuoses et pionniers, le colonel Virenque, les Docteurs Morestin, Delagenière ou Ebileau. Se met en place alors le triangle d’or de la rédemption : le médecin, l’infirmière et le blessé.

8 La bouche et la langue étant souvent arrachées, les malheureux sont incapables de crier au secours ; les chirurgiens du front les répartissent en fonction du grade et de la blessure vers les centres spécialisés de l’arrière (le délai moyen entre la date de la blessure et l’arrivée au poste de soin est de 42 jours !) où enfin, lavés et désinfectés, leurs plaies « épluchées », ils sont nourris par sondes nasales ou rectales à l’aide de « canard » ou de « col de cygnes ». Ils bavent et leurs plaies exhalent une odeur difficilement supportable. « On doit leur fixer un sac sous-mentonnier particulièrement humiliant pour recueillir leur salive », note, effondré, un chirurgien du Royal Army Medical Corps.

9 Alors commencent les opérations et les greffes, suite graduée de supplices où interviennent prothésistes, mécanothérapeutes et autres chirurgiens maxillo-faciaux mais l’essentiel pour ces blessés, véritables cobayes humains, reste le regard du médecin, épié à chaque visite – ni pitié, ni complicité. Il faut un regard froid, le seul qui rassure, prédit le futur, donne de l’espoir. L’infirmière, elle, a pour mission de faire disparaître les miroirs, c’est dans ses yeux seulement que le blessé doit pouvoir reconnaître qu’il garde sa place au sein des vivants puisque, même au moment des soins, on le regarde comme un homme. L’infirmière est la première épreuve de la reconnaissance sociale, celle qui transforme l’être-là du patient en être pour les autres, qui lui rend sa conscience. Qu’elles ne cèdent ni à la répulsion, ni à la pitié, qu’elles soient seulement présentes. À la Maison des gueules cassées, nombre de blessés de 14-18 épouseront leur infirmière. Quoi de plus normal ? Elles leur ont rendu leur présence au monde, elles ont fait cesser l’isolement de la victime dans la solitude de l’horreur.